C’est en 1981 que la docteure Boisjoly termine sa résidence en ophtalmologie à l’Université de Sherbrooke. Elle se spécialise par la suite en recherche sur la cornée au Massachusetts Eye and Ear Infirmary et au Schepens Eyes Research Institute, affilié à l’Université Harvard. Quelques années plus tard, elle obtient sa maîtrise en santé publique de l’École en santé publique Bloomberg, à l’Université Johns Hopkins. Elle devient cheffe du département d’ophtalmologie de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont puis poursuit sa carrière en devenant la première directrice scientifique du Réseau de recherche en santé de la vision. En 2011, elle devient la première femme à occuper le poste de doyenne d’une faculté de médecine au Québec, poste qu’elle occupera jusqu’en 2020. Elle assumera ensuite les fonctions de présidente de l’Association des facultés de médecine au Canada (AFMC). En 2018, la docteure Boisjoly devient membre de l’Ordre du Canada.
La docteure Boisjoly a accepté de nous accorder de son précieux temps pour nous parler de ses expériences et nous partager les moments marquants de sa carrière. Dans cette entrevue, nous voulions mettre en lumière son parcours professionnel en tant que femme, tout en allant chercher de sages conseils pour les futures générations de jeunes femmes qui veulent s’engager socialement.
Vu toutes vos implications, votre impressionnante carrière et votre poste de doyenne, comment le fait d’être une femme a-t-il influencé votre parcours professionnel?
J’ai très souvent été la seule femme autour de la table, donc cela m’a sensibilisée à la diversité puisque je faisais moi-même partie d’une minorité pendant de nombreuses années, bien que maintenant l’on commence à voir de plus en plus de femmes doyennes de médecine au Canada. Le fait d’être une femme, bien que ce soit un peu vrai pour les hommes aussi maintenant, amène le défi de concilier le travail et la famille. Devant gérer les différentes dimensions d’être une femme, une mère, une chercheuse, une professeure, je pense que cela m’a aidé à développer un sens de l’organisation et de la gestion qui m’ont probablement aidé pour devenir et agir comme doyenne aujourd’hui.
Quels ont été les plus grands défis de carrière? Comment les avez-vous surmontés?
C’est probablement assez fréquent chez les femmes d’avoir comme défi de croire en soi, car les femmes ont souvent l’impression de devoir en faire plus pour être vraiment compétentes. Je dirais donc que le plus difficile a été d’accepter mon destin. Cela m’a pris quelques années pour réaliser que j’étais vraiment une chercheuse et une médecin, et cela fait bientôt 9 ans que je suis doyenne, mais il n’y a que depuis 2-3 ans que j’intègre entièrement ce fait. Donc, une difficulté aura été de prendre plus de temps qu’il n’en aurait fallu pour assumer mon titre, donc de surmonter le syndrome de l’imposteur, cette forme d’humilité que l’on retrouve souvent chez les femmes. Je souhaite aux femmes que cette période dure moins longtemps pour elles.
Qu’est-ce qui vous a mené à assumer votre titre? Y a-t-il eu un évènement marquant?
Quand j’ai constaté que j’avais du succès, que je réussissais à accomplir des choses à titre de doyenne, comme la constitution d’une bonne équipe, la reconfiguration des sciences fondamentales, des changements sur le plan de la gouvernance. Quand j’ai constaté le résultat de ces actions, j’ai porté un regard différent sur mes accomplissements. Cela me rend fière, comme lorsque j’étais chercheuse et que j’avais l’occasion de publier mes découvertes et mes observations. Je regarde les jeunes comme vous, et je vous trouve formidables, bien meilleurs que ce que j’étais. Je n’ai donc pas du tout d’inquiétude quant à la relève, surtout chez les filles que je trouve très impressionnantes et beaucoup plus sûres d’elles que les femmes de mon époque qui étaient bien différentes d’aujourd’hui.
Qu’est-ce que représente pour vous le fait d’être la première femme doyenne de la faculté de médecine de Montréal?
Cela m’est arrivé très souvent d’être la première femme dans diverses sphères de ma vie. J’ai été la première chercheuse ophtalmologiste reconnue par le Fonds de recherche en santé du Québec et j’ai été la première directrice d’un département universitaire en ophtalmologie au Canada. J’ai donc eu plusieurs premières, et c’était un privilège à chaque fois. C’est un grand honneur et une grande fierté d’être doyenne et de diriger une faculté de médecine, mais c’est aussi une très grande responsabilité. Comme je suis la première femme, je sens une certaine responsabilité de réussir pour moi, et aussi pour celles qui suivront après moi.
Comment pensez-vous avoir contribué à changer les mentalités concernant le leadership des femmes et comment est-ce que vous pensez avoir pu aider la carrière d’autres femmes scientifiques?
Dans ma carrière, j’ai côtoyé un très grand nombre d’étudiants, que ce soit des étudiants en ophtalmologie, à la maîtrise, au doctorat ou de jeunes chercheurs. Je n’ai jamais fait de discrimination positive. J’ai toujours cru que je n’étais pas mieux qu’un homme, mais que j’étais aussi compétente que lui. À qualité égale, j’ai vu beaucoup de talent chez les femmes qui se distinguaient, certes en médecine, mais aussi niveau du leadership.
Ce que j’observe depuis 20-25 ans, c’est que pour les femmes, le passage de la quarantaine fait en sorte que beaucoup d’entre elles abandonnent leurs rêves. C’est un moment difficile. Souvent, les couples revoient leur pérennité dans un contexte où il y a une jeune carrière en jeu avec la vie de famille qui comprend toutes sortes de sources de stress. Malheureusement, je vois beaucoup de femmes au milieu de la quarantaine qui vont prendre la décision de mettre de côté certains de leurs rêves pour réussir à équilibrer leur milieu de vie. On voit des femmes à des niveaux très élevés de la hiérarchie universitaire, mais beaucoup moins dans des postes de direction intermédiaire de département. On devient directeur de département entre 45 et 50 ans et c’est souvent un moment où des femmes ont arrêté le développement de leur carrière professionnelle au profit de la famille et du travail habituel. Je crois que dans notre société, les femmes plus expérimentées ont un rôle de mentorat à jouer auprès des plus jeunes. Il faut leur porter une attention particulière.
Je vois plusieurs femmes qui réussissent très bien, donc je ne suis pas inquiète pour l’avenir. Comme d’autres femmes et hommes – ce qui est important à souligner, car il y a plusieurs hommes qui ont cru en moi et qui m’ont soutenu que ce soit dans ma famille ou dans mes études – je pense avoir contribué en étant un modèle de rôle. Une femme qui a « l’air d’une femme », qui a une famille, ça doit donc être faisable! C’est donc en étant une référence qui réussit que je pense avoir contribué à mener les gens à faire des choses semblables.
Lors de vos études aux États-Unis, avez-vous senti une différence concernant la place de la femme dans le milieu médical?
Au Canada et au Québec en particulier, les femmes sont beaucoup plus autonomes et ont un rôle plus égal par rapport aux hommes. On peut le voir simplement avec le nom de famille. Au Québec, cela fait plusieurs décennies que les femmes gardent leur nom de famille, mais pas aux États-Unis. Le congé de maternité participe aussi beaucoup à créer un environnement favorable à l’égalité au Canada. En matière d’égalité, nous nous comparons beaucoup plus aux pays scandinaves.
Avez-vous des projets en cours ou de futures idées de projets?
Je possède également une formation en santé publique et au cours des dernières années, comme doyenne, je me suis de plus en plus impliquée dans la santé durable et mondiale. J’ai des projets sur l’écosanté et l’équilibre de vie. Le but est de promouvoir la santé pour diminuer le nombre d’interventions et de prescriptions médicales nécessaires dans le monde.
Pour terminer, quels conseils désirez-vous donner aux futures générations de femmes qui désirent s’engager socialement?
J’encourage les jeunes à être très dédiés à ce qu’ils font dans le moment présent. Oui, il faut avoir certaines ambitions prédéfinies, mais il y a tellement de choses qui peuvent nous arriver dans la vie. Parfois, alors qu’on pensait aller vers un certain horizon, c’est plutôt la somme des étapes et des réussites qui vont nous amener à exceller. Il faut écouter sa petite voix intérieure. C’est avec elle que nous sentons qu’un type de travail ou d’environnement ne nous convient pas. Ce n’est pas grave de faire une erreur, ce qui est grave, c’est de persévérer dans l’erreur même quand on la reconnaît. Il faut être soi-même et authentique.
Dans cette entrevue, la docteure Boisjoly prône un équilibre de vie qui permet l’accomplissement professionnel et la réalisation de ses rêves. Elle nous rappelle qu’il ne faut jamais les oublier au cours de notre vie. Il nous faudra nous écouter nous-mêmes et prendre comme modèle les femmes fortes d’aujourd’hui pour devenir celles de demain.