Quand j’ai appris que j’allais interviewer Dre Chloé Labelle, qui a travaillé à développer la clinique médicale Dopamed dans Hochelaga-Maisonneuve, j’avais très hâte d’entendre son point de vue sur la dépendance, son domaine d’expertise au sein de la médecine familiale. J’ai moi-même travaillé comme intervenante en toxicomanie dans le passé et j’ai beaucoup d’admiration pour le travail de Dre Labelle, qui souhaite rendre les soins de santé plus accessibles aux personnes souffrant de dépendance. Par ailleurs, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, j’étais curieuse d’entendre de Dre Labelle sur son expérience en tant que femme membre de la communauté LGBTQ en médecine. Un matin de février, je l’ai donc rencontrée au café Saint-Henry, dans le quartier latin, pour discuter de son parcours, de ses passions, et des conseils qu’elle aimerait donner aux futures générations de médecins.
Bonjour Dre Labelle et merci d’avoir accepté de me rencontrer. Pouvez-vous me parler un peu de votre parcours jusqu’à aujourd’hui?
J’ai toujours aimé le côté intellectuel de la médecine et le contact avec les gens. Aussi, une carrière en médecine me permettait la flexibilité de choisir parmi une grande variété de pratiques. Durant mon pré-clinique à l’Université Laval, j’ai également pris un cours à option sur les dépendances. C’est à ce moment que j’ai entendu parler de la neurobiologie de l’addiction pour la première fois, et ça m’a vraiment beaucoup intéressée. Je pense que d’aborder la dépendance de la même façon qu’on aborde les maladies chroniques permet d’avoir une approche non-jugeante. Ce cours-là a donc beaucoup influencé le reste de mon parcours. Je suis venue faire ma résidence en médecine familiale à Montréal parce qu’il me semblait plus facile d’y obtenir une formation en dépendance. Je travaille présentement à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, où je fais 50% de ma pratique en dépendance et 50% de ma pratique est en médecine de famille générale. Je travaille aussi en UMF avec les résidents en médecine familiale. Je travaille également à la clinique Dopamed, dans Hochelaga-Maisonneuve.
Y a-t’il d’autres raisons pour lesquelles vous avez fait le choix de servir des populations plus marginalisées?
En faisant partie d’une minorité comme la communauté LGBTQ+, donc en ayant vécu un peu la différence, j’étais attirée par des gens qui ont des parcours et modes de vie différents. Je trouve qu’il y a quelque chose de beau là-dedans. Ce qui m’a fait continuer dans cette ma pratique et qui me nourrit, c’est aussi que j’ai beaucoup à apprendre de mes patients, de leur vécu, de leur mode de vie, et de leur résilience.
Est-ce que vous pouvez me parler un peu des débuts de la clinique Dopamed?
C’est un projet qui a commencé il y a deux ans, mais la clinique est officiellement ouverte depuis janvier 2019. Cette initiative part de Dopamine, un organisme communautaire dans Hochelaga-Maisonneuve qui soutient et accompagne les gens qui vivent des problèmes de dépendance, ou qui vivent dans des situations de marginalité et de vulnérabilité. Les intervenants de Dopamine se font la réflexion depuis longtemps que le système de santé ne répond pas aux besoins de leurs usagers et que les gens ont de la difficulté à avoir des soins dans le respect de leurs réalités et des difficultés qu’ils vivent. Les intervenants avaient donc en tête ce projet de débuter une clinique médicale au sein-même de l’organisme. Ils nous ont approchés, mon collègue Dr. Juteau et moi, pour voir si on voulait participer.
Qu’est-ce qui distingue la clinique Dopamed des autres cliniques en médecine familiale à Montréal?
Dopamed se veut une clinique qui répond aux besoins de santé des usagers différemment. La particularité, c’est que notre équipe inclut des pairs-navigateurs dont le rôle est d’accueillir les usagers, de répondre à leurs questionnements et à leurs angoisses, et de leur offrir un café. L’ajout de ces pairs-là vient changer la dynamique de la clinique. Il s’agit d’un pilier sur lequel repose nos soins de santé.
Sinon, Dopamed, c’est une clinique de médecine familiale comme une autre. Nous sommes là pour répondre aux besoins des gens, donc nous faisons de la médecine familiale générale. Si une personne consomme beaucoup mais exprime qu’elle est inquiète d’avoir le diabète, nous allons répondre à ce besoin exprimé avant tout.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec les défis que pose notre système de santé pour les personnes qui souffrent de dépendance, pouvez-vous donner des exemples?
En me fiant à ce que les usagers m’ont rapporté, je pense que ceux-ci ressentent un certain jugement quand ils font affaire avec un système de soins. Ils n’ont pas nécessairement tendance à vouloir aborder ouvertement leur dépendance par crainte d’être jugés, mais aussi par peur que tout se réduit ensuite à leur dépendance, et qu’ils ne peuvent exprimer d’autres besoins. Pourtant, ce sont des gens qui ont pleins de problèmes de santé outre leur dépendance! Je pense aussi que ce sont des gens qui ont souvent eu des contacts avec le système de santé dans l’urgence ou en situation de crise. Donc, dans ce contexte, on leur fait parfois vivre de mauvaises expériences. Même si nous essayons de changer les choses, les soins de santé en général ne sont pas toujours faits en coopération avec le patient, c’est-à-dire que nous, les médecins, avons souvent notre propre agenda et ne tenons pas toujours compte de l’agenda de la personne devant nous. C’est tout cela qui fait en sorte que nous avons voulu faire quelque chose de différent à Dopamed.
Est-ce qu’il y a quelque chose en particulier que vous aimeriez que les étudiants en médecine, que ce soit au préclinique ou à l’externat, comprennent sur la dépendance?
Plusieurs choses. D’abord le concept de maladie chronique, c’est très important. Ça pose un peu les bases. La dépendance, c’est fait de périodes de stabilité, de rechutes, de rémission comme toute autre maladie chronique. Plus largement, si j’ai appris quelque chose à Dopamed, c’est l’écoute. En médecine, nous arrivons souvent avec notre structure d’entrevue, et nous sommes constamment en train de penser à notre prochaine question ou à notre diagnostic différentiel. Nous ne sommes pas habitués à mettre notre écran ou nos notes de côté pour écouter entièrement la personne. Une dernière chose: nous devons être très humbles envers les gens que nous rencontrons, particulièrement vis-à-vis de leur parcours. Il y a beaucoup de patients qui ont quelque chose à nous apprendre, au plan humain. Pour cette raison, la relation entre un patient et un médecin, ça devrait être une relation d’égal à égal.
À l’occasion de la journée internationale des droits de la femme, j’aimerais parler de votre expérience en tant que femme et membre d’une minorité sexuelle. Est-ce qu’il y a des préjugés auxquels vous avez déjà dû faire face à cet égard?
Je n’ai pas l’impression que j’ai fait face à des préjugées en tant que femme, ou alors par rapport à mon appartenance à la communauté LGBTQ. J’ai peut-être été chanceuse, car je n’ai pas l’impression que c’est la même chose pour tout le monde. Bien entendu, c’est mon expérience à moi, et je ne me fais pas le porte-parole de toute la communauté.
Ceci dit, je suis très sensible à la façon que nous avons d’aborder les minorités sexuelles en médecine. Je fais le suivi de plusieurs patients issus de minorités sexuelles–notamment des patients trans–et je remarque que ce n’est pas toujours facile pour certains professionnels d’utiliser les pronoms et le prénom que la personne préfère. On dirait que les gens y vont avec leurs instincts personnels. Donc de ce côté-là, je crois qu’il y a une certaine discrimination dans le système de la santé, mais cela vient en partie de la façon dont nous sommes formés. Je pense que nous ne sommes pas beaucoup exposés, au préclinique, à la différence. On ne nous apprend pas nécessairement à communiquer nos questions dans le cadre d’une entrevue médicale qui soit ouverte, neutre, et sans jugement. Même moi, je me surprends parfois à poser des questions qui prennent pour acquis qu’un homme est nécessairement en relation avec un femme.
Avez-vous déjà eu à répondre à des propos discriminatoires exprimés devant vous durant votre formation?
Oui. En tant qu’étudiante ou résidente, je trouvais difficile de répondre à ça, mais je pense qu’il faut quand même trouver une façon de le faire. Ces petits commentaires-là sont des violences, en fait, et il ne faut pas les laisser passer. Après ça, il y a une façon de répondre. Juste de répondre en mettant les choses en perspective, en disant “peut-être que cette personne-là vit telle ou telle difficulté, ça peut semer des graines dans la tête des gens. Il faut saisir ces opportunités-là. À refaire mon parcours, j’essaierais de le faire plus en tant qu’externe et en tant que résidente. J’ai beaucoup de respect pour les externes et les résidents qui se questionnent comme professionnel et comme être humain face à ce que les gens peuvent dire.
Vous considérez-vous comme une femme leader?
J’ai encore de la difficulté avec le mot “leader”. Je trouve difficile de déterminer s’il s’agit d’une question de personnalité ou si c’est lié au fait d’être femme dans un milieu qui était traditionnellement masculin (mais qui l’est quand même de moins en moins.) Je crois tout de même qu’une partie vient du fait d’être femme dans notre société. Ceci-dit, je pense que les femmes prennent la parole différemment et ont un leadership différent–ce leadership est plus d’exemple que de parole. Je pense que ça a une toute aussi grande portée.
Y-a-t’il quelque chose que vous aimeriez transmettre à nos lecteurs, en terminant.
S’il y a des étudiants qui sont issus de minorités ou qui vivent dans la différence et qui nous lisent, vous avez beaucoup à amener en médecine. Je pense que nous abordons certaines choses différemment et nous sommes également un moteur de changement pour les gens autour de nous. J’inviterais ces étudiants à vivre leur différence et à l’inclure dans leur identité professionnelle, parce que c’est beau, mais aussi parce ça fait avancer la médecine, et ça nous permet d’offrir des soins plus ouverts.